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Voltaire (appelant son serviteur, précédemment entré, afin de diminuer la tension): François ! Revenez ici ! Pourquoi êtes-vous venu nous interrompre ?
François : Je me suis permis d'entrer pour vous servir le thé préparé par Marie, la cuisinière, Monsieur de Voltaire..
Voltaire : Très bien. Posez les tasses ici, sur cette table. Vous pouvez retourner à vos occupations.
Rousseau (regardant François partir) : Je suis bien heureux de ne pas avoir tant de serviteurs, car je me sentirais dominateur et je ne pourrais pas me regarder ainsi dans un miroir. C'est d'une injustice !
Voltaire : Mais voyez par vous même, je me fais apporter le thé et cela me permet de continuer à parler avec vous au sujet du bonheur : pratique et plaisant à la fois.
Rousseau : Revenons-en au fait. N'êtes-vous point d'accord quand je vous dis que le bonheur d'une vie n'a besoin simplement que le minimum requis ? Comme par exemple juste assez pour avoir de quoi vivre pour ensuite jouir des infimes plaisirs que nous procure le luxe d'avoir une vie.
Voltaire : Vous partez donc du principe que vous ne voulez que peu de choses pour être heureux ? Et bien allez y, asseyez-vous par terre, en tailleur car les chaises ne servent à rien alors ! Habillez-vous avec seulement un pagne car vos vêtements sont superflus ! Vivez, comme vous le dites si bien dans votre Discours sur les origines et les fondements de l'inégalité, dans une cabane rustique plutôt que dans votre refuge à Bienne !
Rousseau : Je n'irai pas jusqu'à ces extrêmes là..
Voltaire (lui coupant la parole) : Et pourtant vous l'avez clairement affirmé dans votre discours, que vous avez eu l'audace ou devrais-je dire le culot de m'envoyer !
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Là où vos ancêtres ne connaissaient que peintures rupestres, danses primitives, besognes et repas frugaux, moi je profite des vrais arts. Je me régale de peintures travaillées, me réjouis des bals enchanteurs, me repose sur mes serviteurs et m'enivre de soupers divins. Les pinceaux, les casseroles transforment le nécessaire en superflu ô combien agréable !
Rousseau : Mais pour être heureux, la nature me satisfait : je me régale des couleurs de l'automne, me réjouis du vol aérien des oiseaux, me repose sur ma fidèle servante et m'enivre de la simplicité du dîner. Le luxe n'est pas dans la copie, la nature se suffit à elle-même.
Voltaire : Libre à vous de vous contenter de peu, je ne puis, quant à moi, m'abstenir de profiter des plaisirs de mon siècle. Avoir... et être heureux.
Rousseau :L'êtes-vous vraiment ? Seul parmi vos objets et personne à qui parler ? Vous qui aimiez tant être au centre des attentions, vous êtes aujourd'hui au centre des prétentions !
Voltaire (commençant à se lever) : Il suffit ! Comment osez-vous ? Mais vous aussi, vous êtes seul...
Rousseau : Eh bien peut-être oui, mais je suis seul parce que je l'ai choisi ; parce que je n'ai pas envie de faire partie de cette race hypocrite et malsaine dont vous êtes le digne représentant:ceux qui possèdent et s'en vantent ! Je préfère rester seul à méditer en pleine nature...
Voltaire : Et bien dans ce cas, sortez de ma propriété ! Vous ne méritez pas d'être ici en ma compagnie !
Rousseau : Cela me convient volontiers, je vais donc continuer ma promenade pour me rappeler ENCORE et ENCORE que le luxe ne fait pas le bonheur. Seulement jouir des vrais plaisirs de l'humanité me rend heureux.
(Rousseau se lève, furieux, et s'en va vers la forêt la plus proche afin de se détendre. Voltaire quant à lui, le regarde marcher de sa fenêtre puis lorsque Rousseau s'est bien éloigné, se dirige vers le vase et jette les fleurs au sol pour remettre le somptueux bouquet posé sur le guéridon. Il ôte sa perruque, remet son bonnet de travail, s'installe à son bureau, et reprend la plume qui se met vite en action .)